CROWD Commun(s), Representation(s) et Organisation(s) sur le Web et ses Dispositifs

Ce projet de recherche aura pour objet les collectifs très dispersés, fluides et hétérogènes que coordonnent certains des dispositifs du web : Yelp, TripAdvisor, Flickr, mais aussi Quirky ou LocalMotors, etc. Ces dispositifs ont en effet introduit la possibilité (nouvelle) de coordonner des actions de masse sans recours à aucune organisation centralisatrice traditionnelle. Coordonner une action ne signifie plus sur le web : établir un plan d'action, identifier des acteurs et leur assigner à chacun une fonction. Mais : livrer la destinée de cette action et de son commun aux hasards d'une multiplicité de micro-contributions spontanées et non-concertées. L’extension de ce paradigme a évidemment entrainé de profondes mutations : a. sur les modes de gouvernance des masses, dont la prévisibilité et l’orientation reposent moins sur la normalisation contrainte de conduites individuelles que sur la régulation statistique de grandes foules hétérogènes et désordonnées de contributeurs ; b. sur les modalités de l’être-ensemble dont le principe est moins à chercher dans l’idéal normatif d’un espace public conçu comme lieu de confrontation intersubjectif des opinions que dans la multiplicité des rencontres fugitives, fragmentaires et latérales que suscitent ces contributions ; c. sur les formes de représentation des masses, que ces dispositifs donnent moins à percevoir comme de grands ensembles homogènes et totalisants, que comme des agrégats pluriels et hétérogènes préservant l’individualité de chacun. La finalité de ce projet sera donc d’examiner les trois aspects de cette mutation, tout à la fois dans leurs spécificités et dans leur articulation.

This research project will focus on the very dispersed, fluids and heterogeneous groups that some web apparatuses coordinate: Yelp, TripAdvisor, Flickr, but also Quirky or LocalMotors, etc. These apparatuses have introduced the (new) possibility to coordinate mass actions without requiring traditional centralized organization. Coordinating an action no longer means, on the web: planning this action, identifying its actors and assigning a function to each one of them. But: rendering the destiny of this action and its common up to the hazards of a multiplicity of spontaneous and un-concerted micro-contributions. Extending this paradigm has led to major changes in: a. the modes of governance of the masses, whose predictability and guidance rely less on the forced normalization of individual behaviors than on the statistical control of large, heterogeneous and disorderly crowds of contributors; b. the modalities of being-together, whose principle is less about reaching for a normative ideal of public space defined as a place for intersubjective confrontation of opinions, than in the multiplicity of fleeting, fragmentary and lateral encounters arising from these contributions; c. the forms of representation of the masses, which no longer looks like homogeneous and totalizing sets, but rather like plural and heterogeneous aggregates preserving the individuality of each and everyone. The purpose of this project will be to examine the three aspects of this mutation, both in their specificity and in their articulation.

Le web et ses foules

Ce projet de recherche aura pour objet les collectifs très dispersés, fluides et hétérogènes que coordonnent certains des dispositifs du web : Yelp, TripAdvisor, Flickr, mais aussi Quirky ou LocalMotors, etc. Le web n’a en effet eu de cesse de redéfinir, ces dernières années, les manières qu’ont les actions de masse d’être coordonnées. Il a tiré cette aptitude d'une méthode assez simple : le recours aux User-Generated Content (UGC). Le principe en est connu : révoquer le privilège des professionnels pour rendre aux hommes ordinaires l'initiative de la production de contenus. Yelp, par exemple, n’a pas à mandater de clients-mystères professionnels pour évaluer l’immense liste de restaurants et de bars que recense sa base de données. Il en confie plutôt le soin aux millions d'anonymes qui, chaque jour, s'y rendent de leur plein gré. Ce procédé, bien sûr, a eu – et continue d’avoir – des conséquences décisives sur les institutions et les pratiques professionnelles. Mais il a aussi, et peut-être surtout, bouleversé en profondeur les procédures de coordination à grande échelle auxquelles le 20ème siècle nous avait habitués. Le web a en effet introduit la possibilité (nouvelle) de coordonner des actions de masse sans recours à aucune organisation centralisatrice traditionnelle : les commentateurs d’Amazon n’obéissent aux ordres d’aucun coordinateur central ; et les utilisateurs de Yelp n’ont pas à se reconnaître comme membres ou agents d’une même structure pour évaluer ensemble des bars et des restaurants. Coordonner une action ne signifie donc plus, sur le web : établir un plan d'action, identifier des acteurs et leur assigner à chacun une fonction. Mais : livrer la destinée de cette action et de son commun aux hasards d'une multiplicité de micro-contributions spontanées et non-concertées.
Or en révoquant ainsi les méthodes du management, le web a simultanément redéfini les formes et les manières de l’agir-en-commun et de l’être-en-commun. Les agrégats sociaux agencés par ces dispositifs ne ressemblent guère, en effet, aux collectifs que les sciences sociales ont l’habitude d’étudier. Et pour cause : ces agrégats ne semblent rien partager de commun. La plupart des contributions y relève en effet d’initiatives éparses et ponctuelles (Aguiton & Cardon, 2007 ; Shirky, 2009 ; Benkler, 2003). Les utilisateurs de ces plateformes n’ont donc aucune occasion de s’accorder ou d’incorporer, dans l’interaction, (sur) des projets, des routines, des valeurs, des critères de décision, des référentiels etc. communs. Quelles convictions, quelles sensibilités ou quelles rationalités partagent réellement les milliers d’utilisateurs de Yelp contribuant, chaque jour, à évaluer les bars d’une même ville ? Cette caractéristique conduit à une étrange situation : ces dispositifs constituent le lieu où se compose le commun d’une multiplicité d’individualités ne partageant toutefois rien de commun. Là où les sciences sociales supposent toujours, derrière le regroupement des individus et la conduite de l’action collective, le partage d’une identité, d’une histoire, d’une culture, d’un projet, d’un destin ou d’un horizon commun, ces dispositifs nous confrontent à l’évidence d’un fait-ensemble et d’un être-avec soustraits à tout principe d’unité. Nous donnerons ainsi à ces collectifs le nom de foule ; et consacrerons ce projet à étudier leurs régimes de gouvernance, les formes de leur être-ensemble et leurs modes de représentation de l’être-nombreux.
Ce phénomène a déjà suscité, bien sûr, l’intérêt des sciences sociales. Diverses recherches se sont ainsi proposées d’examiner les spécificités de ces nouveaux modes d’organisation et de contribution. Certains de ces travaux se sont appliqués à comprendre les mécanismes collaboratifs à l’œuvre sur ces dispositifs : sollicitation de contributions spontanées et non concertées plutôt que de tâches planifiées (Shirky, 2009), coordination d’une multiplicité de micro-contributions (temporellement et cognitivement peu intensives) plutôt que d’efforts intensifs et soutenus (Benkler, 2003, 2009), recours à la sagesse impersonnelle et anonyme des foules plutôt qu’à l’expertise individuelle de quelques-uns (Surowiecki, 2005 ; Verdier & Colin, 2012), etc. D’autres recherches se sont tournées vers l’étude des mécanismes psycho-sociaux animant ces contributions : renouveau d’un certain lien communautaire (Rheingold, 1994 ; Casilli, 2010 ; Haythornthwaite, 2009 ; Haythornthwaite & Kendall, 2010), ré-articulation de l’action collective au désir contemporain d’expression et d’affirmation du soi (Allard & Vandenberghe, 2003 ; Allard, 2007a, 2007b ; Casilli, 2010 ; Cardon, 2010), affaiblissement et redéfinition des modalités de partage du public et du privé (Cardon, 2008 ; Gunthert, 2015), affirmation d’une logique du don et de l’usage plutôt que de l’intérêt et de la propriété (Tapscott & Williams, 2007 ; Jenkins, 2008 ; Rifkin, 2015, Galibert, 2004), etc. D’autres travaux, encore, se sont intéressés aux conséquences économiques et professionnelles de cette mutation : avènement d’une économie de la contribution et de la pollinisation (Moulier-Boutang, 2010), externalisation du capital humain à une foule anonyme (Collin & Colin, 2013), redéfinition d’un concept de travail mis en défaut par le contournement du cadre salarial (Fuchs, 2014 ; Scholz, 2013 ; Cardon & Casilli, 2015), impacts rationalisant des stratégies managériales et marketing à l’œuvre (Galibert, 2014), contournement de l’expertise professionnelle et valorisation des amateurs (Leadbeater & Miller, 2004 ; Flichy, 2010), demande d’une reconnaissance juridique des « communs numériques » (Dardot & Laval, 2015; Benkler, 2003), etc.
Nous souhaiterions pour notre part orienter ce projet vers un aspect encore peu étudié de ce phénomène : les manières qu’ont ces foules de concilier les contributions d’une multiplicité d’individualités étrangères et disparates, et l’étrange nature du commun qui, dans ce désordre, se découvre. Comment ces dispositifs parviennent-ils, en effet, à composer le commun d’une multiplicité de contributeurs ne se connaissant pas, ne partageant aucune sensibilité particulière ni n’obéissant à aucun ordre spécifique ? Et comment qualifier, alors, l’expérience de cet action-conduite-en-commun si celle-ci ne renvoie à aucun projet ni à aucune sensibilité partagés ? Ou encore, comment rendre à la perception la fragilité de ces collectifs soustraits à tout effort d’unification ou de totalisation narrative ou visuelle ? Il s’agira ainsi de dégager, derrière l’apparent désordre de ces foules, l’esquisse d’un ordre nouveau : l’avènement de modes de gouvernance aptes à préserver l’hétérogénéité des initiatives et la dissemblance des individualités ; de manière d’être-et-de-faire-ensemble ne confiant plus leur destin à l’appropriation individuelle d’un attribut partagé : valeurs, histoires, horizons, manières d’être, identités, culture, etc. ; d’actants collectifs se refusant au principe de l’unité et aux formes de la volonté – fut-elle collective.

Agenda

Plusieurs séances de séminaire sont prévues dans le cadre du projet CROWD. Ces séances sont bien évidemment ouvertes au public.

jeudi 13/04/2017 | L'opacité des foules

Erik Bordeleau & Frédéric Neyrat

Contact

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